secrets de roc

Les brumes argentées et laiteuses, dissimulent, estompent
l’embrasement des mille verdures gaillardes et secrètes .
Le dérobé sommeille ainsi dans ses cachettes, refuge et coulisses du
théâtre de la grande mascarade. La scène est toujours savonneuse et
instable.
Pourtant la fleur chaque fois nouvelle et illicite pourrait y être honorée.
Les regards de la raison nient la vision.
Dans la roche chevelue, s’enroule une hydre occulte. Elle sommeille là
depuis un âge démesuré dont le souvenir s’est perdu. Ignorée, son
temps d’agonie s’étire dans une interminable certitude d’un dessein qui
semble peu à peu s’oublier et se perdre. Pour se préserver de
l’absence, la Chose s’est figée dans le gris-bleu de la pierre,
s’ébrouant pourtant par les branches emmêlées, avec un léger sourire
complice à la lumière.
Vie et mort s’étreignent dans un baiser confiant, attentif, aimable
autant que curieux.
Le feu de fortune passe, il éclot dans un soupir s’étirant sur des milliers
d’années. Le pire est dans l’oubli qui délaisse la flamme sacrée. Ainsi
les dieux agonisent, faute d’être célébrés. Les grandes cathédrales
adulées dans les histoires des mondanités religieuses où rois et reines
fomentaient leurs alliances à la barbe du divin, gisent dans les futilités
touristiques.
Les Dieux meurent sur leur terre.
Pourtant le bleu marbrier frémit à nouveau. Les soirs de grande chaleur,
d’un peu d‘eau en pluie, je l’asperge dans le dialogue silencieux de ma
main guidant le liquide, imprégnant l’eau. Une légère odeur suave
embaume l’air, celle de la pierre chaude mouillée, effluve d’une étreinte
sensuelle.
Les premiers souvenirs de ma petite enfance perlent et l’odeur de la
roche mouillée ravive quelques images fugaces. Les premières dont je
me souvienne. C’est une mémoire physique, une imprégnation
cellulaire, organique, se dégageant malgré moi, elle jaillit de l’ haleine
pierre eau dans ce court instant.
Dans le petit jardin précieux, le bloc bleuâtre plonge dans une terre marron
claire, très boueuse quand il pleut, une argile amoureuse et collante.
J’apprends à la connaître sur mon tour de potier. Elle glisse, prend forme
sous mes doigts encore malhabiles. Elle est fragile et s’épuise quand on lui
en demande trop.
Pourtant mes mains souvent vantées par mon entourage, comme aimantes
et guérissantes, ont encore beaucoup à découvrir dans la nuit des
sensations silencieuses, dans les perceptions des vents à venir. Une main,
tout un univers, par sa paume moelleuse, affectueuse, mais aussi son dos
souple épais qui pourrait se dilater, s’épaissir quand on s’approche de
quelqu’un à toucher. Oh ce dos de main tellement oublié, dénié,
prolongement de la droiture d’un bras relié au dos, nourrissant une épine
dorsal qui fut un temps animale. La main, un conduit rempli de vent, naissant
par la terre, reliée, stockée dans le ventre et servant, nourrissant nos actions.
Dos de main, métacarpes que j’ai vu onduler chez un de mes amis danseur
de Butoh. Dos de main nourrissant une paume charnue remplie d’une vision
silencieuse. Dos de la main, nature paisible, pudique, c’est un noble mâle
rempli de soleil.
Le toucher se fera en doigt et en paume. Délicatesse affectueuse et
maternelle, intuitive est sa nature. En conduit d’un vent invisible, chaque
bout de doigt est une goutte, une aiguille, une petite flamme. Ainsi la main,
perce et traverse, caresse et effleure, excite, guérit, embrasse et aime. Oui la
nature de la main est de toucher pour mieux aimer, de lâcher pour mieux
offrir, de s’ouvrir pour mieux s’alléger.
Sur le tas calcareux, la coiffe emmêlée capte les lumières de l’astre du matin
et les guide dans les profondeurs du rocher. Au pieds de la masse de pierre,
quelques flaques claires rescapées de l’ombre verte, se sont déposées en
reste de la clarté matinale. Au fil du jour, le clos restera dans l’ombre,
préparant la nuit afin qu’au silence nocturne, des farandoles s’animent dans
l’obscurité protectrice. Oh que ne suis-je admis encore à ces danses
occultes ? me faut il mourir pour y accéder ? Les doutes me mettent dans
cet équilibre illusoire qui sépare.
L’ablution ravive le bleu et l’offrande embellit la prosternation.
Je me sens plus propre, plus brave, dans les instants qui suivent ces petits
gestes simples où je me donne avec innocence et confiance. Je décèle l’être
enfoui tout vibrant d’une clarté invisible et rassuré, je me retire, rempli de
courage et de patience.
La grande nature, toute dans ses majestueuses splendeurs, dissimule une
sève clandestine. La perception est comme dans un grand amour, l’instant
se réinvente continuellement. Ici pour toucher à ce réel, nulle habitude n’est
tolérée. Cela jaillit au plus profond d’un magma imaginatif , d’une vigilance
guerrière et instinctive, dans une impossibilité toute réelle à penser. Cela se
faufile du fond du grand fond, émerge dans une auguste brume, prenant
forme, un visage, un aspect, une couleur, des mots.
Plus je contemple cette masse endimanchée de sauvage et de branches
feuillues, plus je la sens me considérer, m’examiner, parfois ébahie. Le
minéral bleuté, enlacé de la lumière du Laurier estime ma présence d’une
sensation éminemment intelligente, douce, une lucidité un subtil pénétrant
devant lequel je peux juste me tenir, être là, sans demande et sans quête. Je
deviens, je suis l’offrande à l’offrande. Quelques pétillements légers, tels de
fines bulles claires, remontent de ma poitrine, de mon ventre, de mes mains.
Je goutte ce breuvage dans une coupe sans forme.
Chaque bulle est une flamme éclairant une mémoire nouvelle, une révélation
d’un autre temps et ce n’est point les souvenances trop liées à un passé
rempli de douleurs, excusant un présent trop pauvre car engoncé dans une
anamnèse stérile. Chaque bulle est un flocon éclatant et non né.
Une fois le bleu de la pierre dissipé dans l’étendu des nues, après que le roc
soit devenu poussière de sable, puis que les feuilles et les bois flottent en
parfum d’ humus , subsistera ces empreintes lumineuses, fulgurantes autant
qu’invisibles.
                                   Yusen